• Grout, Catherine — Disjonctions (au sujet des oeuvres de Walter Niedermayr) 2012

    Le photographe italien Walter Niedermayr s’intéresse au paysage “utilisé par l’homme, qui est structuré”, et non au “paysage pur, sans impact humain” qui, d’ailleurs, “n’existe peut-être plus, l’homme ayant été partout 1Walter Niedermayr, dans un entretien avec Susanna Legrenzi publié dans la revue Klat, n°3, 2010, p. 95 (traduit de l’anglais par l’auteur). ”. Dès 1987, il commence ses séries photographiques avec un travail sur les Alpes, qui l’a rendu célèbre et qu’il poursuit encore aujourd’hui, avec d’autres séries portant sur le milieu urbain et l’architecture 2Voir, notamment, l’une de ses premières publications : Walter Niedermayr, Photographien. Die Bleichen Berge, Kunst Galerie Museum, Bozen, Raetia, 1993, et une récente monographie : Walter Niedermayr: Appearances, Milan, Skira, 2011. Voir aussi, pour son travail topographique en séries, Lewis Baltz. Works, 10 vol., Göttingen, Steidl, 2010. . Son “intérêt pour les Alpes est venu du changement de mission de ces lieux. Au fil du temps, beaucoup de choses se sont modifiées. Le tourisme s’est développé à pas de géants 3Klat, op. cit., p. 100. ”. À travers ses images, nous percevons cette évolution mais aussi la qualité de présence des personnes, leur mode d’utilisation de la montagne et leur relation avec elle, dont le caractère plus ou moins superficiel correspond à sa transformation en cadre de loisirs. Par ailleurs, ses photographies se distinguent par leur humour critique et leur présentation en diptyques ou en polyptyques. Cette construction complexe conduit à un double décentrement : du contenu de l’image et de notre position de spectateurs. Ce décentrement du sujet amène à réfléchir à l’histoire de la représentation de la montagne, associée à une attitude de contemplation, ainsi qu’à son devenir, aux pratiques actuelles et aux éventuels conflits d’usage.

    DANS UN PAYSAGE ALPIN

    Walter Niedermayr est né en 1952 dans la région italienne du Trentin-Haut-Adige, Sud-Tyrol, à Bolzano, ville entourée par les Dolomites. Il raconte : “Enfant, j’allais souvent marcher dans la montagne avec mon père ; c’est le paysage qui m’entoure. […] Si je regarde en arrière, ce fut pour moi d’une grande importance, et aussi une chance d’avoir passé mon enfance à la campagne dans une ferme, et en partie dans un paysage alpin. À tous points de vue, les impressions reçues à ce moment-là ont laissé des traces. Pendant toute sa vie, on s’en nourrit ; et en plus, ce fut le moment le plus beau 4Walter Niedermayr, dans une correspondance avec l’auteur en 2003 (traduit de l’allemand par Susanna Niederer). .”
    Se jouent ici des tensions inhérentes à l’histoire culturelle européenne, entre paysage (manière de voir, de percevoir, de sentir, de communiquer, qui se déploie de façon privilégiée avec la marche et qui perdure avec la mémoire corporelle) et pays (terre, terrain, territoire, propriété, culture, entretien et sentiment d’appartenance). Entre enfance, passé et présent, voire futur et devenir également. Malgré son évidence, la différence essentielle entre celui qui a vécu dans la montagne, qui s’est constitué dans cette intimité, cette familiarité, et tout autre personne ne doit pas être sous-estimée ; elle induit des postures et des modes de relation spécifiques.
    Après avoir étudié l’histoire et le contexte des lieux qu’il photographie, Niedermayr s’y rend, plutôt en été si c’est en montagne, parce qu’il y a moins de monde. “Je passe du temps, au moins une heure, le plus souvent une demi-journée afin de comprendre ce qui se passe là, comment les personnes vont et viennent dans le paysage. Je n’ai qu’à rester là et à regarder 5Walter Niedermayr, dans un entretien avec l’auteur en mars 1998 à Paris (traduit de l’anglais par l’auteur). .” Ensuite, à notre tour, nous découvrons des skieurs sur de la fausse neige, des constructions sans élégance posées comme des blocs, des infrastructures et leur emprise, des randonneurs formant un petit chapelet coloré au milieu d’une surface uniforme. Les personnes qu’il photographie, seules ou en groupe, se distinguent comme des figures se détachant sur un fond, souvent blanc ou gris 6La désaturation des couleurs (est un choix qui correspond mieux pour lui) à ce que nous percevons. (…) En travaillant dans des paysages de montagne, j’ai souvent du blanc : précis, propre, il équilibre les autres couleurs.” (Klat, op. cit., p. 110.). Ce rapport entre le fond et la forme, accentué par une désaturation des couleurs, correspond à un choix formel de construction rythmique de l’image plus ou moins abstrait. C’est aussi une manière de nous faire ressentir le peu d’échange entre les personnes et ce qui les entoure.
    “[On pense] qu’une grande partie des gens voient le paysage parce qu’ils voyagent pour aller le voir, mais en fait on se trompe. Dans les paysages de loisirs et de vacances, en dehors de très peu d’exceptions, on est certes occupé par un ensemble auquel on est confronté, mais la relation avec le paysage est moindre. Ceci est dû à nos occupations de temps libre, aux divers sports, comme le snowboard, le ski, le vélo tout terrain, le parapente ou le rafting. Bien que la publicité parle toujours de la proximité avec la nature, on se trouve tellement concentré sur ce que l’on fait que le paysage est perçu de manière fragmentaire, et surtout en tant qu’instrument de sport 7Walter Niedermayr, dans une correspondance avec l’auteur en 2003. .”
    Les personnes photographiées ne semblent pas communiquer avec la montagne; elles ne sont ni dans, ni avec, plutôt sur ou devant un terrain ou un lieu, voire même seulement sur une surface. Leur état de corps, leurs gestes et attitudes expriment une présence sur le mode d’une occupation plus que d’une interrelation, d’une distance, parfois même d’une indifférence, plus que d’une co-présence révélant, par exemple, la qualité du sol ou de l’air.

    LE REFUS DE L’IMAGE UNIQUE ET DU PAYSAGE

    Plastiquement, Niedermayr construit chacune de ses oeuvres avec plusieurs images qui composent un ensemble donnant souvent l’impression d’un vaste espace. Dans l’accrochage, l’écart entre les différents cadres d’une même oeuvre est calculé de façon à ce que, dans notre champ de vision, nous puissions relier les images les unes aux autres, comme si elles formaient une seule vue unitaire. Selon les ensembles exposés – diptyques ou polyptyques – et leur disposition – horizontale ou verticale –, nous percevons plus ou moins la structure. Quand nous concentrons notre attention sur l’image tout entière, les cadres semblent s’effacer ; inversement, il faut quitter la vue d’ensemble et se rapprocher pour observer les détails. Selon le rendu spatial des oeuvres, la proportion des éléments, la visibilité des couleurs dans la pâleur et la qualité de notre attention, nous découvrons, étonnés, que certains éléments se retrouvent d’une photographie à l’autre. Souvent en effet, Niedermayr déplace légèrement son point de vue, ou inclut des parties identiques du paysage dans ses cadrages successifs ; ainsi, des motifs se répètent, des cheminements se dessinent. Si le décalage apporte un certain humour, l’expérience correspond aussi à une sorte de déception. Dans le processus de représentation, la double disjonction spatiale et temporelle ébranle le rôle assigné à la photographie – assurer la fixation du visible – tout autant qu’elle écarte la possibilité du paysage comme image unitaire 8Sur cette notion, voir Georg Simmel, “Philosophie du paysage”, in La Tragédie de la culture et autre essais, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Rivages, “Petite bibliothèque”, 1988. Voir aussi Catherine Grout, “Clichés alpins. Mise à l’épreuve du paysage régional dans la photographie contemporaine”, in Paysage et identité régionale. De pays rhônalpins en paysages, textes réunis et présentés par Chrystèle Burgard et Françoise Chenet, Genouilleux, La Passe du Vent, 1999. et, corrélativement, de sa contemplation. Ceci est d’autant plus troublant qu’à première vue, nous voyons un panorama, c’est-à-dire une amplitude spatiale, qui correspond à une position d’observation nous permettant d’embrasser du regard une large étendue et de la dominer. L’expérience questionne le sujet et déconstruit la relation entre sujet et objet, en laquelle il s’assure d’ordinaire aussi de lui-même. Au lieu de contempler une image stabilisée et stabilisante associée à une mise en perspective, nous découvrons une oeuvre interrogative qui ne nous situe pas (nous-mêmes, à la suite du photographe) au point de vue à partir duquel le visible serait ordonné.

    LE POINT DE VUE DE LA MONTAGNE

    La construction “en série” provient à la fois de son refus de “l’image icône” et du fait que “ce que nous voyons à un niveau rétinien n’est jamais une image unique, mais des points de vue multiples 9Klat, op. cit., p. 102. ”. Cette expérience s’accompagne du basculement de notre vision périphérique en un regard fovéal 10Le regard fovéal correspond à l’attention optique de la fovéa qui permet de voir le tout petit et le très loin. Voir Edward Twitchell Hall, La Dimension cachée, traduit de l’anglais par Amélie Petita, Paris, Le Seuil, “Intuitions”, 1971, p. 93-94. , et vice-versa. En relativisant le point de vue unique et stable, nous reconstituons non pas une image ni même une narration, mais une mise en mouvement des choses et de nous-mêmes, sans aboutir pour autant à une maîtrise du visible.
    Parallèlement, Niedermayr souhaite “montrer l’univers de la montagne en quelque sorte de son propre point de vue 11Walter Niedermayr, dans un entretien avec Anna Mohal publié dans Art Press, n° 232, février 1998, p. 21. Dans ses séries plus récentes, il s’est rapproché des personnes photographiées, en questionnant la tension entre proximité et lointain. ”, qui est à la fois une contextualisation et une défocalisation. Le cadre est élargi pour correspondre à l’univers de la montagne, et les personnes y apparaissent parfois minuscules. En même temps, ce point de vue lui permet de ne pas reprendre ce qui ferait paysage – un certain vocabulaire iconographique, une composition, des stéréotypes. Ainsi, notre regard focalisant s’en trouve perturbé ; corrélativement, nous sommes appelés à regarder en plusieurs endroits à la fois, à élargir notre champ visuel et à essayer de resituer notre position dans un environnement qui nous excentre.

    UNE CRITIQUE DU CITADIN ET DU SUJET MODERNE

    L’absence d’image unitaire et le décentrement du sujet sont des clés pour comprendre l’engagement photographique et artistique de Niedermayr. De fait, il interroge en même temps la consommation et le sujet dit moderne. Ce dernier coïncide, depuis la Renaissance, avec un sujet masculin, citadin, bourgeois ou aristocrate, et l’interprétation du paysage qui lui est  associée en France correspond à une relation de distanciation. Suivant cette conception, la théorie de l’artialisation insiste sur la nécessité du basculement du pays au paysage par le biais de l’art, et donc d’une conceptualisation esthétique. Or cette interprétation pose problème, notamment parce qu’elle ne questionne pas assez le sujet (moderne) en lien avec le paysage; dans la logique de son raisonnement binaire, elle est amenée à conclure qu’il n’y a pas de paysage pour ceux qui n’emploient pas le mot, pour ceux qui, bien souvent, en font partie et le cultivent. À ce propos, Walter Niedermayr “pense que la question de savoir si les paysans voient le paysage est au fond une arrogance de citadin naïf; elle n’a jamais existé, elle n’a été justifiée à aucun moment. Finalement, c’est l’intérêt des paysans d’assurer leur futur, et « voir le paysage » veut exactement dire ceci.
    Une minorité, qui vient d’un autre domaine de vie, s’occupe de façon contemplative du paysage, et en a souvent une vue idéalisante et distante. On ne peut pas dire que cette vue soit proche de la réalité et consciente des circonstances de survie 12Walter Niedermayr, dans une correspondance avec l’auteur en 2003. .”
    Il oppose la proximité à la distance, la conscience à l’idéalisation. Voir serait déjà anticiper, sinon prévoir, et cette activité implique une pratique autant qu’une attention visuelle. Dans les deux cas, le mot “paysage” ne veut donc pas dire la même chose : il ne s’agit ni du même contenu (rapport au temps et à l’espace lié à des gestes, à une histoire, voire à leur transmission) ni de la même disposition sensible et mentale. “Ceci peut paraître provocateur, mais en réalité et pour diverses raisons, les paysans sont les seuls qui, pour moi, voient le paysage en tant que tel et le perçoivent de la manière la plus juste. Ils vivent le plus souvent dans une tradition de culture du paysage, ce qui signifie que les bons savoir-faire transmis se sont toujours développés en vue d’une amélioration. Finalement, beaucoup de choses sont fondées sur les expériences des générations précédentes. Il serait probablement fatal pour les paysans de ne pas voir les paysages et leurs changements, qui peuvent avoir leur origine dans les influences les plus diverses, comme le climat et les problèmes écologiques. Pour voir le paysage comme ils en ont besoin pour leur existence, les paysans ont nécessairement une image plus complexe que celle que l’on imagine d’habitude 13Ibid..”
    Cette “image plus complexe” renvoie, entre autres, à une temporalité qui déborde le moment de présence tout en se fondant sur celui-ci. Seule une présence entière au paysage permet d’envisager l’avenir et d’engager une relation en épaisseur (et non superficielle) prenant en compte les échanges du sous-sol jusqu’au ciel (en tant qu’atmosphère) et les diverses interrelations (faune et flore, homme et ses artefacts et ses apports divers, éléments et forces naturelles) qui participent à une certaine qualité visible autant qu’invisible 14Les travaux d’ethnologues, dont ceux de Martin de la Soudière, ont déplacé la grille d’interprétation pour montrer la diversité des approches du paysage ou “registres de perception de l’espace”, permettant de ne pas caricaturer la relation des paysans ou des agriculteurs vis-à-vis du paysage. Voir “Le paysage à l’ombre des terroirs”, P+A, Paysage et aménagement, septembre 1985, p. 21-27. Voir aussi Claudie Voisenat (dir.), Paysages au pluriel, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1995 ; Jean-Marc Besse, “L’ordinaire des paysages. Pour une conception pragmatique de l’habiter”, conférence à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, mai 2006 (non publié); Catherine Grout, “La pluralité des paysages”, in Regards croisés sur les paysages, Valence / Saint-Julien-Molin-Molette, art3 / Jean-Pierre Huguet, 2008. Et pour une synthèse anglo-saxonne, voir Alan R. H. Baker, Gideon Biger (dir.), “Introduction: on Ideology and Landscape”, in Ideology and Landscape in Historical Perspective, Cambridge, Mass., Cambridge University Press, “Cambridge Studies in Historial Geography”, 1992, p. 1-14. .
    Pour Niedermayr, ce serait donc moins le travail consacré à l’agriculture qui rendrait aveugle au paysage parce qu’il ne serait pas désintéressé (par opposition à l’appréciation artistique ou esthétique), que l’idéalisme ou les loisirs et les activités sportives. Il oppose en effet à une connaissance intime de la montagne son usage rendu possible par un ensemble d’aménagements et d’occupations de plus en plus variés et transformateurs d’espaces. La montagne idéalisée est un leurre, un archétype non questionné et, de surcroît, elle coïncide avec une manière de ne pas voir la réalité, autrement dit, sa transformation en aire de tourisme de masse et les conséquences de celle-ci : la montagne est devenu un objet culturel, “un instrument de sport” qui, en tant que milieu, est en voie de destruction. Cela fait écho à la dénonciation, par Hannah Arendt, de la “société de masse”, l’un des dangers du xxe siècle, avec l’aliénation du monde et le totalitarisme 15“La société de masse (…) ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainment) et les articles offerts par l’industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation. (…) La culture de masse apparaît quand la société de masse se saisit des …/… objets culturels, et son danger est que le processus vital de la société (…) consommera littéralement les objets culturels, les engloutira et les détruira.” Hannah Arendt, La Crise de la culture, traduit sous la direction de Pierre Lévy, Paris, Gallimard, “Folio Essais”, 1993, p. 263 et 266. La montagne en tant que formation géologique ne sera pas engloutie, elle le sera en tant que milieu et écosystème..
    À la suite des travaux réunis par W. J. T. Mitchell dans l’ouvrage Landscape and Power 16William J. Thomas Mitchell (dir.), Landscape and Power (1994), Chicago, University of Chicago Press, 2002. , il importe aussi de s’inquiéter du fait que la dénomination et la représentation du paysage impliquent corrélativement une potentielle expropriation de ceux qui sont là ; comme si la reconnaissance d’un paysage donnait des droits sur ce terrain ou ce pays en particulier, par rapport à ceux qui n’auraient ni les mêmes valeurs ni les mêmes usages et intérêts. Les codes habituels de la représentation du paysage et de la montagne reposent sur la distanciation, une posture correspondant au recul de l’esthète et impliquant une mise hors vue des paysans (plus exactement de leur labeur, c’est-à-dire de leur corps suant au travail et de leur posture liée à l’effort), en raison de critères esthétiques privilégiant le pittoresque ou la vue grandiose d’une nature sans présence humaine et admirée de préférence par un sujet solitaire 17En 1836, le philosophe et poète américain Ralph Waldo Emerson critique l’attitude, liée à la distance qui se serait creusée entre les hommes et la nature, de ceux “qui ne peuvent pas admirer librement un paysage noble si des paysans sont en train de bêcher péniblement le champ. Le poète trouve quelque chose de ridicule dans son contentement tant qu’il ne se trouve pas en dehors de la vue des hommes” (Nature, in Selected Essays, New York, Penguin Classics, 1982, p. 74, extrait traduit par l’auteur). Avoir conscience des processus d’appropriation et d’expropriation est primordial pour tout projet d’aménagement de paysage. . Niedermayr, venu à la photographie de manière autodidacte, se démarque de ces normes 18Tout comme, par exemple, le photographe sud-africain Santu Mofokeng. , sans doute et entre autres parce qu’elles ne correspondent pas à sa propre expérience et à sa connaissance intime du paysage ; il ne pourrait s’y reconnaître en tant que sujet actif en lien avec la montagne. “Je crois aussi que nous incluons dans chaque prise de vue ce que nous portons en nous : une culture, une perception primale, tout ce qui vient dans notre propre histoire. C’est seulement avec ce lourd équipement que nous faisons nos images 19Klat, op. cit., p. 102. .” Dès lors, pouvait-il adopter des critères esthétiques qui, potentiellement, induisaient son exclusion du cadre, lui qui fait partie des lieux et ne vient pas là en spectateur?

    PRÉSENCES CORPORELLES

    Pour Niedermayr, il n’y a de paysage et d’architecture qu’avec les personnes ; “sans elles, il n’y a pas d’espace 20Klat, op. cit., p. 102. ”. À travers la présence physique d’anonymes consommateurs de la montagne sans la voir, quel est alors l’espace photographié ? Dans la plupart de ses images, il naît du contraste assez brutal entre un univers qui les dépasse et des constructions, des occupations et des objets qui s’y ajoutent les uns aux autres. Niedermayr met en avant à la fois ceux qui pratiquent la montagne et s’y agitent, y construisent des routes et des tunnels, des chalets et des stations de ski, des remonte-pentes et des belvédères, des stations à essence et des parkings, et la montagne comme forte présence minérale et mouvement géologique. Entre les deux, aucune communication ne semble possible. Gestes, attitudes et constructions paraissent indifférents au devenir de la montagne, tout comme celle-ci ne semble disposée ni à les porter ni à les accueillir. Plutôt que de produire un simple renversement des valeurs, Niedermayr questionne le processus de représentation : “essayer en photographie de défier la limite du visible, de la représentation 21Il évoque une similarité avec le travail de l’agence d’architecture japonaise Sanaa, dont il a photographié le processus de réalisation des bâtiments. Voir Moritz Küng (dir.), Walter Niedermayr, Kazuyo Sejima + Ryue Nishizawa, Sanaa, Ostfildern, Hatje Cantz, 2007. ”. Avec la désaturation des couleurs, les prises de vue multiples, les constructions en décalages et disjonctions, il interroge ces limites: que voyons-nous, ou bien que percevons-nous ? Certaines oeuvres ont une telle qualité presque abstraite que nous ne pouvons comprendre la matière du sol, ni même l’imaginer ; nous ne saurons donc pas exactement de quoi il s’agit. Dès lors, l’image photographique perd de sa prétendue transparence pour que nous puissions questionner les évidences. “La photographie ne peut remplacer l’aura de l’original ; aussi, elle s’interroge sur son rôle en tant que moyen d’expression, elle se demande ce qu’elle peut mettre en avant et révéler, sans revendiquer le fait de représenter la vérité 22Klat, op. cit., p. 103. .”
    Si ses oeuvres n’affirment pas directement une critique de la consommation et de l’avenir de la montagne, elles le font ressentir implicitement. Dès lors, et parce que nous ne sommes pas assurés en tant que sujets contemplateurs, nous pouvons envisager le basculement du pays au paysage comme une tension entre deux manières d’être, deux relations entre sujet et objet. Par son mode d’être, sa posture, sa manière de marcher, sa présence dans l’environnement, un sujet exprime corporellement sa relation momentanée au monde, ou sa propre mise à l’écart. Un lien à l’horizon, une disponibilité, un contact avec le sol et la qualité de l’air correspondent à une interprétation du paysage qui ne se fonde pas, cette fois, sur la distanciation, l’usage d’un mot ou une connaissance culturelle, mais sur le sentir – qui diffère de la perception – et la communication 23Voir Erwin Straus, Du sens des sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, traduit de l’allemand par Georges Thines et Jean-Pierre Legrand, Grenoble, Jérôme Millon, “Krisis”, 1989. Voir aussi Catherine Grout, L’Émotion du paysage. Ouverture et dévastation, Bruxelles, La Lettre volée, 2004 ; et “Le Présent du paysage”, Cahiers thématiques, n°10, Lille, LACTH / ENSAPL, 2010. . Autrement dit, peu importe de savoir si les paysans ou les agriculteurs ont, en général, une relation au monde pouvant correspondre au modèle de paysage tel qu’il est interprété par les citadins.
    Aujourd’hui, les références culturelles se diffusent et l’enjeu majeur est la qualité de relation au monde d’un certain sujet faisant ou non partie de ce qui l’entoure – qu’il connaisse déjà ce paysage ou qu’il le découvre. Au fond, la question est celle du mode d’activité, du rapport au monde concomitant et de la manière de co-habiter. À travers ses oeuvres, Walter Niedermayr assure moins une (re)connaissance ou une stabilisation d’un nouveau registre de représentation qu’une mise en question des interrelations, une mise en jeu du point de vue, de la position physique (emplacement), mentale (la manière de se situer et de se penser corrélativement à la montagne et à autrui), corporelle (s’il y a dialogue, contact, écart ou distanciation), culturelle et politique (quelles actions, quel devenir) des sujets contemporains (photographié, nous-mêmes) dans et avec le paysage.

     

    Catherine Grout est professeur d’esthétique à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille, et chercheur au LACTH.

    Publiée dans : Les Carnets du paysage n°22, Arles, Actes Sud et ENSP de Versailles, 2012, p. 135-145.